La bataille de Muret
Barcelone, août 1213
La grande guerre est désormais inévitable. Les instructions contradictoires du pape nous y conduisent fatalement. Quoi qu’il puisse ordonner aujourd’hui contre nous, il n’en demeure pas moins qu’il a dénoncé l’« usurpation », les « mains avides » qui se portaient sur nos terres et l’« injustice subie par les innocents ». Si quelques coffres bien garnis par Montfort et un complot d’ecclésiastiques ourdi par Foulques et Arnaud Amaury l’ont fait revenir sur ses décisions, l’honneur et la vérité n’ont pas changé de camp pour autant.
Qu’importe ! Les retournements de cet homme aussi autoritaire que versatile ne nous étonnent plus.
Malgré les menaces de Rome, Pierre d’Aragon respecte le serment que nous avons échangé au début de l’année à Toulouse. Son honneur souffre encore d’avoir abandonné son vassal Trencavel aux mains des Croisés qui l’ont ensuite ignominieusement assassiné dans son cachot. Cette fois il n’entend pas « se plier aux injonctions. À Barcelone, il réunit dans son palais tous les dignitaires de son royaume. Autour de lui se pressent les guerriers vainqueurs de l’Islam en Espagne, les évêques aragonais fidèles à leur souverain et convaincus que la providence et le pape finiront par lui donner raison, les financiers impatients de voir les caisses renflouées par les richesses de mon pays, les femmes qui se disputent les faveurs de Pierre avec d’autant plus d’âpreté que la mort de Marie de Montpellier a fait de lui un jeune veuf aussi puissant que séduisant.
Nulle ne sait sur laquelle se portera son choix, le soir venu. L’élue devinera-t-elle que sa bonne fortune ne lui viendra que par défaut ? Le roi, comme toujours, tombera dans ses bras en regrettant de ne pouvoir en prendre une autre. Chez les femmes, comme pour les terres, seule la conquête l’intéresse. L’acquis l’indiffère. Or toutes celles qui se pressent dans la moiteur de l’été catalan sont soumises et offertes. Alazaïs de Boissezon, elle, lui échappe. Fille de notre pays, elle ne veut se donner qu’à celui qui le libérera. Rares sont les actes qui obéissent tout à la fois à l’honneur, à l’amour, et à l’intérêt du royaume. Pierre a la chance de pouvoir faire concorder ces exigences généralement contradictoires. Sauvegarder des principes de gouvernement bafoués par une armée d’invasion, protéger ses sœurs, défendre ses beaux-frères, étendre son territoire, voler au secours de celle qu’il désire : tout porte le roi à se jeter avec les siens dans un combat grandiose dont l’issue ne fait aucun doute. Simon de Montfort et Arnaud Amaury, leurs barons en quête de terres et leurs prélats avides de revenus ne pèseront rien face à l’irrésistible coalition de nos peuples unis par les cieux qui les abritent et par une langue commune : nostra lengua.
Vêtu d’une tunique de lin blanc et d’une toge de soie pourpre, entouré de tous les étendards des grands du royaume d’Aragon, baigné dans la chaude lumière de la Méditerranée qui éclaire les salles de son château, Pierre, debout devant son trône, appelle aux armes contre l’envahisseur.
— Nous allons de ce pas combattre la croisade qui ravage et détruit le pays toulousain. Sire Raimond m’appelle à son secours : on dévaste sa terre. Or le comte et son fils sont époux de mes sœurs. Nous sommes parents proches et je ne peux admettre qu’ils soient ainsi traités. Marchons donc, messeigneurs, sus aux bandits croisés. Sus aux voleurs de terres ! Les clercs et les Français n’ont qu’un désir en tête : dépouiller jusqu’à l’os le comte, mon beau-frère. Qu’il n’ait rien fait de mal leur importe fort peu. Je vous prie donc, amis, de m’estimer assez pour épouser ma cause et vous vêtir de fer. Dans un mois, si Dieu veut, avec nos compagnies nous franchirons ensemble le col des Pyrénées.
Toulouse, septembre 1213
Au cours des dernières années, les Toulousains ont successivement éprouvé des sentiments divers : l’insouciance, lorsque la machination destinée à nous broyer s’élaborait à Rome et dans nos évêchés ; la stupeur, quand j’ai accepté de m’humilier devant l’Église ; le mépris, lorsque je me suis mêlé aux rangs de la croisade ; la crainte, quand Montfort est venu planter ses tentes devant nos murs ; la fierté, lorsque son armée a plié bagages sous nos assauts ; le dépit, quand il nous a échappé à Castelnaudary ; la rage, enfin, de voir nos contrées dévastées et nos libertés piétinées.
Aujourd’hui, c’est une impatience fébrile qui anime la population pressée d’en finir avec l’envahisseur. Nous savons que, derrière les Pyrénées, une force invincible s’apprête à libérer nos territoires. L’arrogante dureté de l’usurpateur n’est plus qu’une coquille de noix qui va céder sous la pression conjuguée des forces des pays de nostra lengua.
Désormais, peu m’importent les rois de France et d’Angleterre, l’empereur d’Allemagne et le pape. Comment pouvaient-ils croire qu’un pays et son peuple s’offriraient en litière aux ambitions d’un conquérant sans scrupule et aux appétits d’un clergé avide de profits ?
Chaque jour, je calme l’impatience de Toulouse, mais, chaque jour aussi, j’adresse à Pierre des messages le pressant de venir libérer nos contrées occupées et saccagées.
Connaissant ses faiblesses, j’ai demandé à des troubadours, amis du roi d’Aragon et familiers du château Narbonnais, de composer des vers pour piquer l’amour-propre du souverain. De leur musique et de leurs mots, ces poètes savent faire aussi bien une caresse qu’une écorchure. On chante ses vertus, mais on rapporte aussi les sarcasmes des Français le mettant au défi en clamant qu’il n’osera jamais s’attaquer à Montfort. On lui fait savoir que de belles dames commencent à désespérer, que celle à laquelle il pense, Alazaïs, se morfond sans comprendre pourquoi le roi ne vient pas la délivrer des griffes de l’occupant Nos troubadours connaissent à merveille le chemin qui mène au cœur de l’homme.
En lisant ces poèmes, Pierre s’enflamme pour Alazaïs. La distance exalte sa passion, et les chansons des poètes l’avisent que les sentiments de la dame pourraient faner avec le temps.
De tous les défis qui lui sont adressés, n’est-ce pas celui-ci qui va mettre Pierre en selle ?
Muret, 11 septembre 1213
La belle et grande armée d’Aragon a franchi la montagne aux derniers jours du mois d’août 1213. Le roi veut engager la bataille avant les intempéries de l’automne.
Dans nos échanges de correspondances secrètes, acheminées par des coursiers rapides et habiles à passer furtivement les lignes adverses, nous avons décidé de provoquer la bataille à Muret La plaine borde une boucle de la Garonne autour de la petite cité tenue par les chevaliers de Montfort L’endroit est judicieusement choisi. Il est possible, en une journée de marche, d’y acheminer les renforts dont la ville regorge. Les capitouls, pour figurer parmi les vainqueurs, ont levé à prix d’or une milice urbaine qui se prépare à piller Muret. Durant des heures, c’est par milliers que les hommes franchissent en rangs serrés les portes méridionales de Toulouse pour marcher en chantant vers le champ de bataille. Ne voulant pas courir le risque d’une nouvelle débandade des soldats attirés par l’odeur des jambons, j’ai chargé Raimond de Ricaud de veiller à la surabondance des provisions. Grâce à sa réputation de glouton, les hommes savent que le ravitaillement sera suffisant et qu’ils ne manqueront de rien.
La plaine descend en pente douce d’une petite colline vers la rive de la Garonne. Dans le coude du fleuve, la cité de Muret, sur laquelle flotte le lion de Montfort, abrite une garnison d’une vingtaine de chevaliers et d’une trentaine d’archers. Nous pourrions lancer des milliers de piétons sur la ville et nous en emparer aisément. Mais ce serait peine perdue car l’usurpateur n’est pas dans les murs. Or c’est lui que nous voulons combattre et tuer. Je ne doute pas qu’il sera bientôt devant nous. Depuis le début de cette guerre, il a toujours porté secours à ceux des siens qui pouvaient succomber sous le nombre. En l’attendant, j’ai ordonné la construction d’un campement sur la pente de la colline, de façon à dominer la plaine. J’ai fait requérir tous les artisans, charpentiers, menuisiers et bûcherons. Les hommes travaillent avec acharnement, dressant les palissades, creusant les fossés, fichant les pieux, lorsque des cris de joie nous annoncent que l’armée d’Aragon est en vue.
C’est une étincelante troupe de chevaliers qui suit Pierre II, entrant au galop dans le camp sous les ovations. Je m’incline devant mon suzerain avant de serrer affectueusement mon beau-frère dans mes bras. Il m’entraîne aussitôt avec ses principaux chefs de guerre vers le grand pavillon pavoisé aux couleurs du royaume que j’ai fait aménager pour lui. En défaisant ses pièces d’armure, il peste contre Simon de Montfort.
— Cet homme est sans honneur. Non seulement il retient mon fils en otage, mais il a réussi à capturer un courrier. Il a volé la lettre que j’envoyais à Alazaïs.
— Que disait cette lettre ?
— Que j’arrivais à son secours. Il en a fait rédiger des copies pour les envoyer partout, de Beaucaire à Agen. Il se moque de moi : « Je ne crains pas, dit-il, un homme qui trahit son Dieu pour une femme ».
Le roi jette rageusement ses gants sur le sol.
— Je le tuerai de mes propres mains !
— Ce sera demain, Sire, si Dieu le veut. Car ils arrivent, avertit Hugues d’Alfaro en relevant les portières de toile du pavillon royal.
Nous apercevons dans les derniers rayons du soleil la troupe des chevaliers de Montfort se ruant au grand galop dans la petite cité de Muret. Les sabots de leurs chevaux soulèvent des gerbes d’éclaboussures noires. Nous avons ordonné à nos hommes de ne pas intervenir afin de laisser l’ennemi venir se jeter dans le piège.
Nous prenons place sur les sièges disposés en cercle. Pierre II occupe la plus haute chaise. Il me fait asseoir à sa droite. Sa fureur a fait place à une impatience fébrile.
— Messeigneurs, décidons et décidons vite ! Comment agir demain ?
— Sire, tout se passe comme nous l’avions prévu, se réjouit le Catalan Aznar Pardo. Nous voulions l’attirer ici, à Muret. Nous avons réussi.
— Il n’y restera pas, l’interrompt Hugues d’Alfaro. Montfort ne s’enferme jamais. Il veut conserver la liberté de mouvement de sa cavalerie. C’est sa force. Attendez-vous à voir les Français sortir et charger dès demain matin.
— Tant mieux ! Nos chevaliers sont plus nombreux et tout aussi valeureux que les siens. Dès qu’il sortira, nous fondrons sur l’ennemi et sa charge viendra se briser sur la nôtre. Nous le taillerons en pièces, promet Michel de Luesia, un noble aragonais aussi vaniteux qu’écervelé.
Je déconseille à Pierre de suivre ces avis.
— Sire, ne décidez pas à légère, je vous en conjure. Nous avons ici plusieurs milliers de combattants bien armés et solidement protégés par les palissades, les pieux et les fossés qui entourent notre camp. Hugues d’Alfaro a raison. Simon de Montfort ne se laissera pas assiéger. Il va sortir et attaquer. Je vous suggère d’attendre que l’assaut vienne devant nos lices. Laissons-les approcher suffisamment pour que nos milliers d’archers et d’arbalétriers puissent les percer de leurs traits. Sous cette pluie de flèches et de dards, ils subiront d’immenses pertes sans pouvoir entamer nos forces. Lorsque Simon de Montfort ordonnera le retrait, vous pourrez lancer votre cavalerie. Vos chevaliers achèveront le travail de mes archers.
— Le comte Raimond nous propose de ne pas bouger, de ne pas marcher sur l’ennemi, d’attendre son attaque en nous blottissant peureusement derrière nos planches. Ce conseil n’est pas inspiré par l’honneur ni par le courage. Peut-être est-il dicté par la peur, lance insolemment Michel de Luesia, qui m’a toujours traité avec condescendance.
J’aurais voulu que le roi se lève pour fustiger son chef militaire. Pierre se contente d’un geste de la main pour l’inviter à mesurer ses propos. À la brûlure de l’insulte s’ajoute le dépit de voir mon beau-frère indifférent à l’humiliation que l’on m’inflige publiquement. Enhardi par l’indulgence de son souverain, l’autre poursuit son propos blessant pour le conclure d’une phrase cinglante qui claque comme un coup de fouet sur mon visage.
— Je comprends maintenant pourquoi vous avez perdu vos terres !
Soulevé par l’indignation, je sors de la tente. Pierre me rejoint sous la voûte étoilée. Il pose affectueusement sa main sur mon épaule.
— Ne lui en veuillez pas. Il est vif et s’emporte aisément.
— Vous n’avez pas pris ma défense.
— Son plan de bataille me séduit plus que le vôtre. Je ne veux pas rester derrière vos planches, en abandonnant toute la plaine à Montfort, comme si nous avions peur de lui. Dès qu’il attaquera, nous nous élancerons aussi. Ma cavalerie est merveilleuse quand elle se déploie et l’ardeur de nos chevaliers vous éblouira.
— Laissez-moi vous convaincre. Dans cette bataille se jouera le sort de cette guerre et notre destin. Au risque d’une défaite, fût-elle glorieuse, je préfère la certitude d’une victoire, fût-elle sans éclat.
— Ce sera une victoire glorieuse. Ayez confiance. Dieu est avec nous. Je tuerai Montfort là-bas.
Il désigne de sa main gantée de soie parfumée le milieu de la plaine qui s’étend de notre camp jusqu’aux remparts de Muret et aux rives de la Garonne.
— Il se fait tard. Je dois vous quitter. Un troubadour m’a ménagé une rencontre avec Alazaïs. Je vais puiser en elle les forces que je jetterai demain dans la bataille.
Je comprends maintenant pourquoi le roi a voulu écourter la discussion. Il n’avait pas le temps. Son esprit était ailleurs. Il était impatient d’aller retrouver cette femme qui sait se faire désirer. Les ardeurs de l’amour sont pour lui plus propices à une veillée d’armes que de longues discussions tactiques. Il me laisse seul face à la plaine du destin baignée dans la pâle lumière lunaire. Les eaux de la Garonne scintillent tout en bas.
Hugues d’Alfaro et Raimond de Ricaud sortent à leur tour de la tente royale. Ils viennent à mes côtés, sombres et silencieux. Je devine ce qu’ils éprouvent.
— Six mois à peine après avoir fait allégeance au roi d’Aragon, nous voilà traités comme de petits vassaux sans importance. Il laisse un courtisan nous humilier publiquement sans même blâmer son arrogance. Avec nos suzerains les rois de France et d’Angleterre, nous n’aurions jamais été traités ainsi, soupire Raimond de Ricaud, les deux mains posées sur sa panse arrondie.
— Oui, mais ceux-là nous laissaient seuls face à Montfort. Pierre ne vous a pas défendus contre les siens, mais il s’apprête à combattre notre ennemi, tempère Hugues d’Alfaro.
— Je m’inquiète des risques qu’il veut prendre. En allant loin dans la plaine à la rencontre des chevaliers français, il va se priver du concours des milliers d’hommes en armes. Avec nos milices de piétons, nous sommes à dix contre un. Dans un combat de cavalerie, ils seront deux contre un.
Hugues d’Alfaro partage mon opinion.
— Il veut une victoire grandiose et chevaleresque. Il veut tuer Montfort dans un tournoi sans merci. Mais pas sans risque.
Muret, 12 septembre 1213
Dès l’aube, une immense foule de plus de dix mille hommes pressés les uns contre les autres encercle l’autel où les évêques des diocèses d’Aragon célèbrent la messe. Pour tenter de calmer la brûlure de l’outrage subi la veille, Pierre II d’une parole aimable, m’a invité à venir à ses côtés. Pendant l’office j’observe son visage avec appréhension. Ses traits sont marqués par la fatigue et ses battements de paupières trahissent le manque de sommeil.
L’air de la plaine vibre soudain. Les cloches de l’église de Muret sonnent à toute volée. Eux aussi, là-bas, célèbrent le sacrifice de la messe autour de l’évêque Foulques et de Simon de Montfort. L’Église est dans chaque camp et Dieu seul sait qui sera le vainqueur.
Pendant la lecture de l’Évangile, Pierre vacille. Ses jambes ne le portent plus. Un écuyer qui veille sur lui glisse discrètement un tabouret sur lequel s’assied le roi chancelant. Il a épuisé ses forces dans le ventre d’Alazaïs. Ses compagnons l’observent à la dérobée, inquiets de sa faiblesse. Aussitôt après la messe nous entreprenons de le convaincre : il doit endosser les couleurs d’un noble de son pays et laisser un autre chevalier porter ses emblèmes afin de détourner les coups de l’ennemi.
— Vous m’offensez en me proposant cette vilenie.
— Sire, ils veulent vous tuer. C’est l’ordre que leur a donné Montfort. Face au nombre de nos chevaliers, leur seule chance est de nous priver de notre chef. Toutes leurs lances, toutes leurs épées convergeront vers votre bannière. Vous ne devez pas vous exposer inutilement.
— Ce serait perdre l’honneur !
— En aucun cas, Sire, vous ne sauriez manquer à l’honneur. Vous combattrez magnifiquement Chacun des nôtres, sachant reconnaître le heaume et les couleurs que vous porterez, admirera votre bravoure. Elle sera d’autant plus grande que vous ne serez pas plus qu’un autre harcelé par l’ennemi. Sous votre propre blason, vous seriez encerclé de toutes parts. Sous des couleurs d’emprunt, vous pourrez diriger la bataille et remporter la victoire.
Le roi Pierre accepte finalement de surmonter son orgueil pour se ranger à l’avis des chefs de son armée et à mes conseils :
— Je ne veux pas voir ma belle épouse Éléonore pleurer la mort de son frère. Ce soir, à Toulouse, nous nous retrouverons tous pour célébrer la victoire que Dieu va nous accorder.
— Soit, mais j’irai au combat dans le premier assaut.
— Sire, vous devez être dans la seconde charge. Ainsi vous pourrez faire parvenir vos ordres aussi bien à l’avant qu’à l’arrière.
Le roi endosse de mauvaise grâce les vêtements de combat d’un autre, pendant qu’un chevalier aragonais se pare des signes royaux.
— Les voilà !
Une grande clameur s’élève de notre camp, mêlant cris d’impatience, imprécations, appels au courage, incantations et prières. Par la grande porte de Muret les chevaliers français sortent en rangs serrés. Ils sont plus nombreux que je ne le pensais.
— Environ un millier d’hommes, évalue Hugues d’Alfaro.
Les portes de la ville se referment sur quelques dizaines d’archers qui montent se poster sur les remparts.
À l’encontre de nos prévisions, la petite armée de Montfort ne se dirige pas vers notre camp. Au contraire, elle se dispose en trois colonnes qui, au petit trot, sans se presser, s’éloignent en nous tournant le dos.
— Ils fuient ! s’exclame Pierre. Ne les laissons pas nous échapper. Tous en selle !
L’ordre est aussitôt répercuté à travers le camp. En un instant, trois mille hommes en cotte de mailles sont juchés sur leurs chevaux caparaçonnés.
Une forêt d’étendards et de bannières se met en marche dans un déploiement de couleurs vives, mêlant tous les emblèmes de la noblesse de nos pays.
Je monte au sommet de la petite colline avec Hugues d’Alfaro et Raimond le Jeune. Mon fils est mortifié de ne pas être à cheval, parmi ceux qui franchissent les lices et les palissades pour entrer sut le champ de bataille. Il n’a que seize ans, mais son impatience de combattre est telle qu’avec le roi Pierre, son beau-frère et son suzerain, nous avons eu le plus grand mal à le raisonner. Pour adoucir son amertume, le roi lui a promis de le faire bientôt chevalier et de l’adouber lui-même.
Sous les encouragements des milliers d’hommes massés dans le camp, les cavaleries du roi d’Aragon et du comte de Foix constituent en toute hâte les trois vagues d’assaut. Comme convenu, le roi Pierre, vêtu des couleurs d’un chevalier de son pays, a pris place au milieu de la seconde troupe. Il peut ainsi transmettre ses ordres à l’avant-garde aussi bien qu’à la réserve, alignée à l’arrière sur la rive de la Saudrune, un étroit cours d’eau qui coule en contrebas. Celui qui porte courageusement les emblèmes de la couronne prend place non loin de son roi.
Alors que nos trois mille cavaliers peinent à se mettre en ordre pour s’élancer à la poursuite des Français, l’armée de Montfort opère une manœuvre à la vitesse de l’éclair. Ils tirent sur la bride de leurs chevaux pour nous faire face. Leurs montures sont au galop. La troupe qui faisait mine de s’enfuir s’est soudainement retournée contre nous pour se jeter dans une charge fulgurante qui tait trembler la plaine.
Aussitôt les deux premières lignes de notre cavalerie s’avancent à la rencontre de l’ennemi. Nous avons l’avantage du nombre, mais les Français sont déjà lancés sur nous dans une course d’enfer, alors que nos montures trottent encore malgré les coups d’éperons de leurs cavaliers.
Comme dans un violent orage, un roulement de tonnerre enfle, précédant le vacarme qui va déchirer l’atmosphère. Le sol vibre sous les milliers de sabots qui le martèlent. Lorsque les deux avant-gardes, lances pointées, épées brandies, masses tournoyantes, se pénètrent l’une l’autre, le grondement de la charge est couvert par un fracas métallique. Les deux premières lignes adverses sont mêlées dans une confusion sauvage.
Sur la crête de la colline, Hugues d’Alfaro commente la bataille :
— Messire Raimond ! s’écrie-t-il tout à coup. Regardez ! La milice urbaine de Toulouse sort du camp !
Il frappe ses mains l’une contre l’autre en signe de colère.
Les capitouls, disposant à leur gré des forces levées à grands frais, ont décidé de les envoyer attaquer la ville défendue par une poignée d’archers. Plusieurs milliers de piétons, contournant le combat des cavaleries, courent le long de la Garonne pour se précipiter vers les remparts de Muret. Convaincus que la supériorité numérique de notre armée nous assurera la victoire, craignant d’être devancés par les chevaliers dans le pillage de la cité, les capitouls ont ordonné leur attaque sans en référer ni au roi ni au comte et sans attendre l’issue du combat.
La bataille fait rage au milieu de la plaine. Je parviens à discerner, au cœur de la mêlée, le chevalier qui porte les emblèmes royaux. Avec son escorte, il est cerné par les Français qui, à grands coups d’épée, se frayent un chemin jusqu’à lui. Il tente vainement de se dégager. Il s’efforce maladroitement d’esquiver les coups qui lui sont portés. Il est sur le point de succomber lorsque j’aperçois le roi Pierre dressé sur ses étriers ordonner la charge de la deuxième ligne d’assaut.
Mon sang se glace en le voyant soulever son heaume afin qu’on le reconnaisse. Il veut combattre en roi et se jette, le visage découvert et l’épée haute, dans la bataille meurtrière. Les Français se détournent aussitôt de celui sur lequel ils s’acharnaient pour fondre sur Pierre, dont le coup d’éclat inattendu a surpris ses compagnons. Ils n’ont pas le temps de se disposer autour de lui. Un instant plus tard, bousculé, transpercé, taillé, couvert de sang, il chute de son cheval.
À travers mes larmes, je devine plus que je ne vois l’enchaînement désormais fatal qui nous mène au désastre. Les chevaliers aragonais sont frappés de stupeur, les Français redoublent d’énergie. Quelques compagnons de Pierre ferraillent héroïquement autour de son corps étendu dans l’herbe, espérant sauvegarder sa dépouille. Ils tombent les uns après les autres autour de leur roi mort.
Leurs frères d’armes cherchent leur salut dans une fuite à bride abattue, poursuivis par quelques dizaines de chevaliers français.
Sur un ordre de Montfort, une partie des troupes ennemies se rue vers Muret. Les remparts sont couverts par les grappes humaines de la milice urbaine de Toulouse qui grouille autour de la ville, dont les quelques défenseurs tentent désespérément de retarder la chute. En entendant le vacarme des chevaux lancés sur eux, les assaillis sont pris de panique. Sautant des échelles, jetant leurs arcs et leurs lances, ils fuient dans un désordre indescriptible vers les berges de la Garonne. La cavalerie est déjà sur eux et le carnage commence.
Percés par les lances, renversés par les destriers, piétines par les sabots, taillés par les épées qui tournoient et s’abattent, précipités dans la Garonne dont les tourbillons les avalent, pris entre l’ennemi qui les écrase et le fleuve qui les engloutit dans ses eaux rougies de sang, nos hommes sont exterminés par milliers. La plaine de Muret où nous devions triompher devient le tombeau de nos espérances.
Je maudis ce funeste jour, endeuillé pour l’éternité par la mort du roi et l’hécatombe de notre peuple !
Toulouse, 12 septembre 1213
Le soir venu, la ville n’est plus qu’une lamentation. Dans les rues vides, derrière chaque porte close résonnent les sanglots et les cris de désespoir. Il n’est pas un foyer qui ne pleure l’un des siens. Bien des familles ne comptent plus que des femmes dans le deuil du mari, des fils, des frères, tous tués ou noyés.
Pendant la nuit, les jeunes enfants confectionnent des brancards pour ramener de Muret les dépouilles de leurs aînés ou de leurs pères. Le lendemain, des milliers de corps ensanglantés, démembrés, mutilés sont portés vers la ville par ceux qui les aimaient. Les autres, plus nombreux encore, traversent Toulouse, les bras en croix, sur les flots de la Garonne. Les cadavres dérivent sous les yeux horrifiés des femmes, massées sur le pont et les berges et redoutant de reconnaître celui d’un époux ou d’un enfant. Éléonore et Sancie, accablées, veillent leur frère Pierre d’Aragon, ramené par les Hospitaliers. Après la bataille, ils ont dû arracher la dépouille et l’épée royale des mains de ceux qui achevaient les blessés et détroussaient les cadavres.
Mon beau-frère, mon roi, mon protecteur repose de tout son long, immense, dans la salle voûtée de l’hôpital Saint-Jean. Ses mains jointes sur la poitrine recouvrent la plaie béante ouverte par la lance qui lui a percé le cœur. À ses côtés, les yeux clos, gisent Aznar Pardo, Gomez de Luna, Michel de Roda et Michel de Luesia, l’homme qui m’a offensé hier.
Peut-être seraient-ils tous vivants s’ils avaient écouté mon conseil, plutôt que de se jeter dans un tournoi de chevalerie ?